La fin d’année 2022 aura vu aboutir un travail de recherche rare porté par Labex ITTEM, un groupe fédérant neufs laboratoires de recherche en sciences humaines et sociales, porté par l’Université de Grenoble Alpes. Ce laboratoire composite réinterroge sous le double angle de l’innovation et de la transition les problématiques territoriales et environnementales : mutations socio-économiques et bouleversements environnementaux planétaires, déclinés à l’échelle locale.

En 2021, un des groupes de chercheurs menés par Claire REVOL (docteur en philosophie et maîtresse de conférences) s’est emparé d’un sujet peu commun en ouvrant une « Enquête exploratoire sur les savoirs et pratiques de la géobiologie dans l’espace alpin ». Ce groupe de chercheurs a choisi de prendre au sérieux l’idée que la crise écologique serait une crise des « sensibilités » (Morizot 2020). Ainsi cette exploration des savoirs et pratiques de la géobiologie relève pour les chercheurs, « de ce nouveau type de contribution qui vise à saisir la place des sensibilités ou “savoir-sentir” dans le façonnement de milieux habités ».

  • En quoi les sensibilités cultivées par les praticiens de la géobiologie introduisent-elles à des relations renouvelées aux milieux de vie et aux entités qui les composent (minérales, végétales, animales…) ?
  • Introduisent-elles à une lecture renouvelée des paysages et de la géographie des « lieux de vie » ?
  • Ces relations constituent-elles des ressources situées pour des expériences de transition socio-écologiques, et imaginer d’autres manières d’être vivant ?

Avouons que ces questions sont ambitieuses et, que le fait d’intégrer la « géobiologie » comme sujet central de ces interrogations est tout à fait exceptionnel !

Dans cette enquête, la géobiologie est abordée comme un “faisceau” de pratiques qui mettent en jeu des savoir-faire et des savoir-sentir attentifs aux énergies terrestres (telluriques et cosmiques). Ces sensibilités s’articulent par diverses formes de rationalités et de savoirs qui orientent les manières de s’inscrire, de subsister, de cohabiter avec un ensemble de vivants. En cherchant par divers moyens à sentir, diagnostiquer et intervenir sur un ensemble de phénomènes liés aux énergies terrestres, cette pratique encourage et expérimente des formes de sensorialités et d’attention à l’égard des sols et des milieux de vie.

Les chercheurs formulent l’hypothèse, que le regain d’intérêt pour la géobiologie serait lié à la crise écologique contemporaine. Ainsi, pour les chercheurs, les multiples crises écologiques seraient les conséquences d’une crise de la « sensibilité » au sens large. Il paraît alors naturel pour ces chercheurs de se pencher sur ces manières de sentir, corrélé à des manières de prendre soin de l’environnement, envisagé comme lieu de vie, d’habitation et de cohabitation avec d’autres espèces.

Pour les chercheurs, cette enquête s’inscrit dans un contexte de préoccupations scientifiques et humaines quant aux enjeux environnementaux. Contexte qui crée un terreau favorable pour l’exploration de ces pratiques porteuses d’enjeux écologiques.

Ce contexte scientifique, auquel cette enquête participe, fait partie des arènes publiques de cette enquête. Les représentations diversifiées de la géobiologie dans les espaces médiatiques, les champs sociaux ou les espaces publics, témoignent non pas d’une, mais des formes de dynamisme de la géobiologie. Il est difficile d’en mesurer précisément les contours et ajoutons, qu’ aucun travail quantitatif n’a encore été mené pour dénombrer les géobiologues en activité, les formations, les fédérations, aucune sociologie de leurs adhérent·e·s et des praticien·ne·s n’a été déjà accomplie !

L’enquête produite par les chercheurs ne vise pas à combler ce vide, mais pose, avec intelligence, les jalons d’une exploration.

 

La méthode

Des choix méthodologiques ont du être posés par les chercheurs. Cette enquête s’articule autour de trois axes:

  • les arènes publiques,
  • une mosaïque de portraits,
  • une immersion.

 

Les arènes publiques

L’enquête démarre par un regard porté sur l’existence publique de la géobiologie. Les chercheurs commencent par décrire les formes de présence d’une pratique minoritaire, peu ou mal connue, parfois disqualifiée car trop ésotérique, au sein d’ espaces publics et médiatiques dans lesquelles la géobiologie existe bel et bien. Ces présences publiques font office de signal pour faire apparaître des domaines à la croisée de celles et ceux qui pratiquent la géobiologie et de collectifs très divers qui s’y intéressent et la font exister publiquement en-dehors des praticien·nes pris individuellement.

quand faire appel à un géobiologie ?

Il s’agit alors pour les enquêteurs d’inscrire cette étude dans un « contexte d’essor » actuel de ces pratiques.

Sur le terrain, il semble que les confinements associés à la pandémie de Covid-19 ont permis à de nombreuses personnes de porter une attention particulière à leur cadre de vie, leur maisonnée, comprenant autant le lieu en tant que tel que la coexistence des personnes qui l’occupent. L’hypothèse directrice de cette enquête exploratoire est que les pratiques de la géobiologie se diffusent également en venant s’articuler autour d’enjeux contemporains, écologiques, spirituels, et politiques. L’ enquête vise alors à en cerner et à en explorer les contours.

Ainsi elle relate l’ouverture du champ des expertises légitimes de la géobiologie face à des enjeux sanitaires nouveaux (la géobiologie en élevage en est un exemple) mais aussi de sa déligitimation par une qualification récurrente et présente de pseudo-science, mais aussi par l’accroissement d’un intérêt du public à la géobiologie dans un « contexte sociétale favorable ».

 

Une mosaïque de portraits

Par cette enquête, les chercheurs ont souhaité faire exister la géobiologie – et ses pluriels – d’abord depuis les personnes qui la pratiquent plutôt que depuis son histoire, souhaité également qu’elle se définisse sous leurs yeux à l’entrecroisement des histoires singulières, des parcours, des formes diverses qui s’inventent.

Pour organiser ce pluriel et leur emmêlement, la forme qui a été retenue est celle d’une mosaïque de « portraits ».

Ainsi ont participé à ces portraits :

Jean FONDA : pasteur, paysan et géobiologue,

portraits regards

Peggy MOUTON : architecte et soin à la personne, avec la géobiologie comme fil rouge

Bastien AUBER : la géobiologie comme point de jonction entre la danse, la géologie et la spiritualité

Katarina DUGAST : Enseignante Qi-Gong, pratique la géobiologie des sites sacrés

Laetitia VIVO-DIET : Archéologue et anthropologue, thérapeute par les pierres.

Bruno MONIER : Géobiologue progessionnel, formateur agréé FFG

Rolande GAUTHIER : Géobiologue

Patrice FOURY : La géobiologie dans l’écologie.

Joël BECOT, Christine THOMAS, Alain BELET : Terre d’étoiles, magasin de santé naturelle (Grenoble).

Par ces entrevues, les chercheurs ont pu tirer les fils biographiques en en extrayant les différentes motivations, les différentes formes de pratique, les différentes relations aux espaces et aux paysages, en dessinant une géographie des pratiques par la rencontre avec des lieux.

 

Une immersion

Pour l’équipe de chercheurs, porter enquête sur la géobiologie induit une question : faut-il croire à la géobiologie . Mais, la question de la croyance est pour eux, une question empoisonnée. « Celui qui dénonce la croyance au bénéfice d’une observation de fait se place nécessairement et logiquement du côté d’une interprétation évaluative impliquant du normatif et des valeurs, plutôt qu’un terrain pur de faits objectifs. » Ainsi, plutôt que de rejouer une critique évaluative qui partage les phénomènes entre le vrai et le faux, le fait et la valeur, l’objectivité et la croyance, Claire REVOL et ses compagnons de travail ont souhaité se glisser dans le flux de démarches scientifiques qui considèrent la croyance autrement que comme un archaïsme culturel ou une erreur cognitive. Démarches qui ont en commun d’avoir déplacé les frontières de l’observabilité de leur terrain, elles aussi liées à des invisibles, et assumant la possibilité de se laisser affecter par lui.

L’ethnographie de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage normand et le rapport à la croyance qu’elle propose constitue à cet égard un précédent important pour notre équipe de chercheurs.

En ne se situant pas au-dehors de l’expérience étudiée, depuis un savoir assuré, Jeanne Favret-Saada faisait ainsi valoir un rapport à la croyance dont la recherche peut encore hériter. Dans cette continuité, nos chercheurs se sont inscrits dans le perspectivisme affecté de Jeanne Favret-Saada et dans l’ethnographie sensorielle et cognitive de Tanya Luhrmann. La première les invite à se placer au cœur même des expériences et la seconde de le faire depuis la prise en compte de ce qui peut, en eux et entre eux, être mis en culture : des sensorialités, des gestes, des récits, qui branchent les corps sur des phénomènes subtils et sur des présences insoupçonnées et étranges.

Géobiologie immersion

Ainsi, Claire REVOL explique: « nous avons mis en place des temps de pratique au sein même de notre collectif d’enquêteurs/trices afin d’asseoir une culture commune des événements sensoriels et des formes de pratiques que l’enquête allait nous donner l’occasion de suivre. Afin de pouvoir penser ensemble cette pratique, élaborer ensemble une enquête conséquente, il nous fallait nous donner les moyens de pouvoir sentir ensemble, c’est-à-dire nous rendre sensibles et disponibles, nous mettre en disposition pour recevoir, accorder et aligner nos formats d’expériences. Concrètement, cela s’est traduit par la prise de temps réguliers entre mars et septembre 2021 pour pratiquer ensemble et cultiver ces appuis communs. »

 

La politique du sensible

Pour les personnes rencontrées, la pratique de la géobiologie s’est construite autour du surgissement d’univers sensoriels souvent inédits, parfois déroutants. Ces surgissements, qu’ils aient été suscités et encadrés dans des formations ou qu’ils se soient manifestés de manière spontanée, se traduisent, avec l’expérience, en gestes, façons de faire, forme de sentir et se stabilisent grâce à des instruments et des protocoles.

Ces sensorialités rendent délicat le passage par lequel, d’ordinaire, une pratique est validée aux yeux des champs d’expertise auxquels elle s’adosse ou qui l’environnent.

Une question se présente alors : Quels sont les plans d’épreuves à même de valider, cadrer, conventionnaliser, des sensations privées relatives à une classe d’événements ou d’entités phénoménologiquement flous et non évidents qui puissent valoir autant comme accordage entre géobiologues que comme support de reconnaissance ?

Pour y répondre, des géobiologues se structurent en associations, en fédérations, des formations se montent et “font école”. L’essor de la géobiologie s’accompagne d’un travail de redéfinition que certains portent en vue d’une institutionnalisation : institutionnalisation douce par l’insertion de la pratique dans une vie associative qui s’affiche telle quelle dans l’espace public ; institutionnalisation forte quand elle travaille à sa propre professionnalisation.

La géobiologie — comme d’autres pratiques — cherche à se construire et à conquérir une respectabilité sociale, c’est-à-dire une légitimité. Il est ainsi possible d’enregistrer les transformations et les stratégies qui y concourent. Outre le pluriel des formes de la géobiologie sur lequel les chercheurs insistent dès le début de ce rapport, l’instabilité de la géobiologie naît d’un principe dynamique dialectique qui, à une forme supposément canonique “pure” ou “traditionnelle”, oppose un constant travail réflexif et adaptatif mené par certains acteurs ou groupements d’acteurs capables de saisir les enjeux de conversion à même de les faire exister sur une scène dont on les a, à priori, exclus et à laquelle ils prétendent pourtant.

Les formes de visibilité de ces associations et les connexions qu’elles entretiennent avec des mouvements citoyens ou militants sont d’autant plus fortes que les crises environnementales et climatiques actuelles tendent à déconstruire cette zone étanche entre le sensible et la raison et à offrir des perspectives de nouvelles alliances. Les régimes de publicité de la géobiologie continuent de se réaliser par le « bas », proliférant davantage par le bouche à oreille que par un affichage véritablement public, même si des exceptions demeurent.

Pour les chercheurs « la pratique de la géobiologie ne cesse dès lors de se transformer sans que, dans le jeu social de reconnaissance, ces transformations ne soient toujours portées à son crédit. L’évolutivité de ce genre de pratique est compliquée : à trop coller à la tradition, elles sont combattues au titre de leur « primitivisme » ou “arriération” ou “superstition”, d’un mode opératoire plus proche de la magie que de la science ; à trop s’en démarquer, on met au soupçon leur authenticité, sans pour autant qu’elle ne gagnent en respectabilité du côté des instances de validation scientifique ».

 

L’urgence

Pour nos sociologues, anthropologues ou géographes « les urgences climatiques ont installé dans nos quotidiens un rapport complexe aux données objectives en provenance des expertises écologiques et des instances internationales telles que le GIEC, qui chiffrent, évaluent, analysent et anticipent sur leurs conséquences futures. Plus globalement, des changements environnementaux nous signalent des limites planétaires face auxquelles ces savoirs, nécessaires, demeurent impuissants à enclencher les dynamiques politiques et sociétales à même d’infléchir les trajectoires énergétiques de nos sociétés. Néanmoins, les enjeux écologiques semblent se faire une place dans les consciences et la hausse du recours aux géobiologues pour des diagnostics de terrains ou de maisons, observée ces dernières années, la progression de celles et ceux qui se découvrent une vocation de géobiologue, le désir de se former pour la faire entrer dans leur vie, rend compte d’un autre rapport à l’urgence climatique.

Les auteurs ajoutent que « les différents types de contextes par lesquels la géobiologie essaime actuellement peuvent être lus comme autant de situations qui sortent l’attention au sol d’un imaginaire écologiste trop technicien et savant pour le ramener dans le giron des préoccupations quotidiennes et populaires. À cet égard, les différentes pratiques de géobiologie que les chercheurs rencontrées composent un ensemble de gestes, de savoir-faire et de savoir-sentir, orientés vers et pour la santé des sols et de celles et ceux qui y vivent à l’échelle de leur milieu de vie, de leur foyer, de leur “territoire existentiel” (Aït-Touati 2019). Interpréter ces différentes pratiques dans ce sens, c’est proposer de les faire participer d’une écologie populaire. »

Cette première enquête exploratoire, comme tout travail de recherche, a vu naître de nouvelles questions pertinentes qui se sont imposées aux chercheurs. Ce travail trouve alors les raisons de sa continuité….à suivre donc.

 

Source :

RAPPORT DE RECHERCHE Labex ITTeM -2022

Le rapport n’est pas encore public, mais la synthèse est accessible ici.

Coordinatrice: Claire Revol (Pacte, UGA)

Auteur.ice.s par ordre alphabétique :

Jérémy DAMIAN (UMR Pacte)

Sébastien DEPERTAT (UMR AAU Cresson)

Olivier LABUSSIERE (UMR Pacte)

Claire REVOL (UMR Pacte)

Pascaline THIOLLIÈRE (UMR AAU Cresson)

article rédigé par Bruno Monier

Autres publications